INDETERMINATION DE LA VALEUR DE VERITE:
FLOU, INDECIDABILITE, AMBIGUITE, NON-DIT
A.Emma SOPEÑA BALORDI
Universitat de València
Análisis del discurso. Monográfica Filología. (L.Gastón – J.Cascón, eds.).Universidad de Granada, 2000, pp.219-232. ISBN: 84-338-2686-7
A David
Le travail qui suit est une lecture analytique de plusieurs travaux sur l’ambiguïté linguistique.
R.Martin, qui avait déjà étudié la paraphrase à partir de l’identité des valeurs de vérité (1976), répète l’expérience cette fois-ci avec l’ambiguïté (1985). En effet, selon ce linguiste, l’ambiguïté est un cas d’indétermination de la valeur de vérité, tout comme le flou, l’indécidabilité et le non-dit. Dans ce travail il réalise une étude approfondie de l’ambiguïté par rapport à l’indétermination de la valeur de vérité, aux conditions de vérité, et au non-dit. Et ce point de départ lui permet de distinguer quatre groupes d’analyse: le flou (plus ou moins vrai), l’indécidable (vrai ou faux), l’ambiguïté et le non-dit (vrai et faux; vrai dans un sens et faux dans l’autre). La différence entre ambiguïté et non-dit suppose en principe la différence entre les accidents formels du code et les indéterminations dans les opérations sémantiques. Cependant, à l’intérieur du non-dit, il établit également deux distinctions: le non-dit d’ordre sémantique (plan abstrait de la phrase) et le non-dit d’ordre pragmatique (plan concret de l’énonciation). Les distinctions opérées par R.Martin supposent par conséquent une possibilité de passage du traitement de l’ambiguïté au niveau du système de la langue (accidents des unités linguistiques), au système de la parole (équivoques effectives réalisées dans des situations de communication précises).
Nous allons voir comment ces notions sont présentées dans le travail de R.Martin (1985).
Indétermination de la valeur de vérité
L’interprétation vériconditionnelle des énoncés est un thème traditionnellement étudié par la sémantique, mais la pragmatique, qui s’intéresse aux éléments qui ont pour caractéristique commune de ne prendre leur sens qu’en emploi, par rapport à la situation d’énonciation (référence indexicale, référence démonstrative), s’est intéressée également aux expressions référentielles ou non référentielles qui n’ont pas de signification propre mais une signification déterminée partiellement pas la situation d’énonciation. Tous ces éléments, les indexicaux, les démonstratifs, les termes vagues, posent le problème de la référence, du rapport entre le langage et ce que le langage désigne dans la situation d’énonciation. Et la valeur de vérité d’une proposition dépend du fait que cette proposition est ou n’est pas vérifiée par un état de choses dans le monde. La forme logique de la proposition détermine les conditions de vérité permettant de lui attribuer une valeur de vérité, et pour que cela se produise, elle doit pouvoir s’adapter à l’emploi de la proposition, à l’énoncé, à la situation d’énonciation.
Les aspects vériconditionnels relèvent donc de la sémantique vériconditionnelle, et sont traitées dans le cadre de la sémantique formelle (Galmiche 1991). Les aspects non vériconditionnels de l’énoncé se correspondent avec les implicatures, conversationnelles (déclenchées par l’exploitation des règles conversationnelles) ou conventionnelles (à partir du sens des mots; implicatures attacheés à une forme linguistique particulière qui ne font pas intervenir aucun calcul inférentiel particulier). La pragmatique radicale (qui ne se considère pas partie intégrante de la sémantique, étant donné qu’elle considère que les interprétations des énoncés font intervenir des aspects à la fois vériconditionnels et non vériconditionnels), considère que l’une des tâches de la pragmatique est de décrire les aspects non vériconditionnels des énoncés.
A l’heure actuelle, il existe deux lignes principales en pragmatique: la pragmatique intégrée et la pragmatique cognitive. Pour la première, la compréhension des énoncés met en place des processus inférentiels spécifiques à la langue, les inférences argumentatives, de nature argumentative et scalaire. Elle est non vériconditionnelle (elle n’est pas définie en termes de conditions de vérité), et vise à montrer les différences entre langage naturel et formel. La pragmatique cognitive est vériconditionnelle ayant pour objet, entre autres, l’attribution d’une valeur de vérité aux énoncés.
Selon Grice, les contenus communiqués indirectement dans la communication (les implicatures) correspondent aux aspects non vériconditionnels des énoncés, c’est-à-dire que ce qui est implicité ne relève pas uniquement du contenu informatif de l’énoncé (qui peut être vrai ou faux, selon le monde ou les circonstances). Certaines informations sont encodées linguistiquement, tandis que d’autres sont dérivées par inférence pragmatique. Les aspects pragmatiques de l’interprétation ne sont pas identiques car certains sont liés à la langue et d’autres sont inférentiels. Cependant il existe une partie d’information pragmatique encodée linguistiquement, l’information procédurale, qui a deux caractéristiques: elle est non vériconditionnelle (elle ne touche pas la valeur de vérité), et elle concerne la manière dont l’information doit être traitée pour être interprétée (cf.la négation qui n’affecte pas la valeur de vérité de la proposition: par exemple, il n’a pas écrit trois livres, il en a écrit quatre; les connecteurs, et les expressions référentielles dépourvues d’autonomie référentielle comme les indexicaux, les démonstratifs, les anaphoriques, les termes vagues, expressions qui relèvent de la signification procédurale; ce qui est attaché au terme n’est pas une signification lexicale mais un ensemble d’instructions, une procédure). La notion d’implicature est basée sur la distinction entre ce qui est dit, posé (contenu logique, les aspects vériconditionnels), et ce qui est implicité dans un énoncé (les aspects non vériconditionnels).
En ce qui concerne le rapport établi entre ambiguïté et indétermination de la valeur de vérité, si le sens d’une phrase est défini comme l’ensemble des conditions dans lesquelles elle peut être déclarée vraie, une phrase sera ambiguë si elle est le lieu d’ensembles de conditions au moins partiellement disjoints (Martin 1985: 147). Ce qui caractérise donc la phrase ambiguë est qu’elle peut être vraie dans une lecture et fausse dans l’autre, sa valeur de vérité est par conséquent indéterminée. C’est précisément cette conception ce qui lui permet d’opérer les distinctions entre l’expression floue (plus ou moins vraie; exemple: P. et grand), l’expression indécidable (ni vraie ni fausse), et l’expression ambiguë (simultanément vraie et fausse; exemple: tu ne peux pas le faire). Une phrase suppose une ambiguïté sémantique si les deux lectures qui lui sont associées déterminent des conditions de vérité différentes. La notion de vériconditionnalité provient de la sémantique formelle selon laquelle on ne peut parler du sens d’un énoncé sans parler de la vérité de la proposition qu’exprime cet énoncé. La vérité dépend du fait que la réalité dans le monde soit telle que la décrit l’énoncé. Les conditions de vérité, qui varient suivant les circonstances de l’énonciation (lieu, moment, interlocuteurs), sont incompatibles linguistiquement et logiquement, c’est-à-dire que les lectures possibles sont, dans l’ambiguïté, incompatibles.
Termes flous
Les termes flous ont une propriété commune, celle de présenter un caractère vague qui la constitue. Dans l’ambiguïté, le terme est indéterminé entre plusieurs significations différentes et exclusives, par contre les termes flous ou vagues ne reçoivent qu’une signification mais qui est insuffisante, ce qui revient à dire que sa signification est indéterminée quant à son extension. Un terme est ambigu donc si on peut lui attribuer plusieurs extensions différentes, alors qu’un terme est flou si on ne peut pas déterminer son extension. Notons cependant qu’un terme peut être à la fois vague et ambigu. Par rapport à la valeur de vérité, «un terme T est vague si et seulement s’il existe au moins un objet O dans le monde tel qu’on ne puisse dire de la proposition O est T si elle est vraie ou si elle est fausse.» (Moescher 1994: 375).
L’interprétation des termes vagues est un processus inférentiel obéissant aux mêmes mécanismes que l’attribution de référents. Kleiber (1987) distingue entre le vague observationnel (X est grand), le vague subjectif (X est beau) et le vague multi-dimensionnel (C’est on oiseau).
Dans l’explication du vague observationnel on dira que le monde est indéterminé quant aux propriétés observationnelles des individus et des objets qui le composent (solution philosophique), que c’est notre perception qui est indéterminée (solution psychologique), que c’est le terme qui est indéterminé (solution linguistique), ou bien que c’est notre usage du langage qui est vague (solution pragmatique). En réalité, ce n’est pas le monde lui-même ou la perception que nous en avons qui pose le problème, mais la détermination du critère que nous devons suivre pour appliquer le terme (solution linguistique – solution pragmatique). Les termes subjectifs (bon, beau, intelligent, agréable, désagréable…) sont vagues dans la mesure que plusieurs individus ne s’accorderont pas nécessairement sur le même jugement à un sujet donné, c’est-à-dire que c’est notre capacité à nous mettre d’accord sur le terme subjectif (solution linguistique – solution pragmatique).
Dans les termes multi-dimensionnels, des substantifs uniquement, bien qu’il puisse y avoir des différences individuelles dans leur attribution, ces différences ne tiennent pas au fait que les critères varient selon les individus, mais au grand nombre de critères à examiner. C’est donc notre perception du monde qui est trop vague pour permettre la décision (hypothèse psychologique). Les termes vagues diffèrent entre eux quant à leurs effets, et aussi quant au cotexte dans lequel ils peuvent apparaître.
En ce qui concerne les termes subjectifs, Milner et Ducrot insistent sur l’importance de l’énonciation, et proposent des analyses pragmatiques: pour les termes subjectifs, Milner (1978) oppose les termes classifiants et les non-classifiants (noms de qualité: bon, beau, laid…), tandis que Ducrot (1984, chap.6) s’appuie sur la notion de délocutivité (bâtir une propriété à partir d’un discours: le terme subjectif est utilisé en faveur d’un certain type de conclusion favorable ou défavorable, et la dérivation délocutive produit une pseudo-signification sous la forme d’une pseudo-propriété supposée correspondre au terme).
Quant aux termes multi-dimensionnels, la théorie des prototypes pose au centre du problème la catégorisation, qui repose sur un modèle des conditions nécessaires et suffisantes (Kleiber 1990). La question essentielle du problème de la catégorisation est la recherche des critères qui permettent de décider l’appartenance ou la non-appartenance d’un objet à une catégorie. En principe, les membres d’une catégorie partagent les mêmes caractéristiques, et le critère d’appartenance à la catégorie en question passe par la possession de ces caractéristiques; modèle des conditions nécessaires et suffisantes qui s’appuie sur trois principes essentiels: que les catégories sont des entités aux frontières clairement délimitées, que l’appartenance d’une entité à une catégorie répond au système du vrai/faux, et que les membres d’une même catégorie ont un statut catégoriel égal. L’appartenance d’un objet donné à une catégorie dépend du fait que cet objet satisfasse un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes. La théorie du prototype dans sa version étendue est basée sur la notion de ressemblance de famille selon laquelle pour appartenir à une catégorie donnée, un objet doit partager au moins une propriété avec un membre de cette catégorie.
Par conséquent, l’hypothèse psychologique (selon laquelle c’est notre perception des objets du monde qui est floue) correspond à la théorie du prototype, et l’hypothèse linguistique (selon laquelle c’est la signification lexicale qui est vague) correspond aux théories de Ducrot et de Milner qui ont de nombreux points communs car, malgré l’insistance sur l’énonciation, elles sont linguistiques en ce qu’elles considèrent que le caractère vague n’est pas lié à l’emploi des mots mais à une caractéristique sémantique, paradoxalement celle de ne pas avoir de sens propre, bien qu’ils puissent avoir des effets argumentatifs ou performatifs. Les deux théories attribuent un sémantisme nul aux termes subjectifs.
Finalement, l’hypothèse pragmatique ne situe pas le vague dans le monde, ni dans notre perception de celui-ci, ni dans la signification lexicale des termes, mais dans l’emploi de ces derniers. Pour Sperber et Wilson les termes correspondent à des concepts clairement définis mais employés de façon moins que littérale. Tout énoncé (qui représente une pensée) est une interprétation plus ou moins littérale de cette pensée suivant le degré de ressemblance entre l’énoncé et la pensée. Ces interprétations moins que littérales correspondent à des figures de rhétorique ou bien à un usage approximatif du langage. Certains termes sont presque toujours employés de façon non littérale bien qu’ils aient un sens précis.
Dans l’exemple que donne le texte de R.Martin d’expression floue: Pierre est grand, Pierre a une taille qui dépasse la moyenne; signification univoque mais qui ne permet pas de savoir la taille de Pierre car la notion de taille moyenne est variable et relative. L’indétermination dans le flou n’est pas liée à la pluralité d’interprétations, et en cas d’hésitation entre le vrai et le faux, le locuteur peut dire ce qu’il manque pour que l’énoncé soit vrai (à la différence de l’indécidable où, comme nous le verrons tout de suite, on ne peut dire ce qu’il faudrait pour que l’énoncé soit vrai).
L’indécidable
L’indécidable suppose la non appartenance à un univers de croyance, qui est l’ensemble des propositions explicites ou implicites que le locuteur tient pour vraies au moment de l’énonciation. Non-appartenance à l’univers du locuteur, à l’univers de tout locuteur compétent ou bien à l’ensemble des univers. Il s’agit ici de questions sur un sujet donné que le locuteur n’est pas en mesure de se les poser parce qu’elles existent mais dans un univers qui n’est pas le sien, et elles n’ont pas donc de sens pour lui, ou bien énoncés qui n’ont pas de sens, ou qui ont une infinité de sens, ce qui revient au même.
L’ambiguïté
Le troisième type d’indétermination est l’ambiguïté. Et c’est ici que le travail de R.Martin est directement lié à l’analyse du discours étant donné qu’il établit la distinction essentielle que nous avons amorcée au début de cet article entre ambiguïté de phrase (phrase, lieu de sens, lieu de conditions de vérité) et ambiguïté d’énoncé (réalisation effective d’une phrase par un locuteur donné dans une situation déterminée, lieu d’interprétations référentielles et de réinterprétations situationnelles, lieu du vrai et du faux). La différence entre ambiguïté de phrase et ambiguïté d’énoncé est que dans celle-ci l’ambiguïté relève de ce qui est suggéré mais pas explicité; l’interprétation de ce type d’énoncés tient à la situation, n’appartient pas au sens car elle se situe dans la composante pragmatique. Comme nous l’avons avancé plus haut, si le sens d’une phrase est l’ensemble des conditions dans lesquelles elle peut être déclarée vraie, la phrase ambiguë est le lieu d’ensembles de conditions au moins partiellement ambiguës. Dans l’exemple suivant (Martin 1985: 147) Elle a épousé un professeur de droit américain, il y a indépendance et incompatibilité de lectures entre : qui enseigne le droit américain et professeur de droit qui est américain.
En ce qui concerne l’ambiguïté de phrase, R.Martin établit les classements connus d’ambiguïté morphologique, lexicale (phénomènes d’homonymie et de polysémie) et syntaxique, qui en analyse de discours présentent moins d’intérêt que l’ambiguïté d’énoncé car il s’agit plutôt d’accidents linguistiques, d’insuffisances de la langue.
Il peut se présenter également des ambiguïtés que R.Martin dénomine thématiques (Martin 1985: 149): l’énoncé Pierre a rencontré Sophie au cinéma, répond à des questions différentes (Où Pierre a-t-il rencontré Sophie?, Qui Pierre a-t-il rencontré?, Que s’est-il passé?); l’ambiguïté thématique ne se dissipera que contextuellement. Il y a ici également indétermination de la valeur de vérité étant donné que la thématisation ne met pas en cause la valeur de verité. A cet exemple il ajoute la non-spécification du paradigme où la focalisation a lieu (C’est les gendarmes qui ont arrêté Pierre; parmi les gendarmes, voici ceux qui…).
L’ambiguïté est une forme d’ambivalence qui contraint nécessairement au choix, une des interprétations sera vraie et l’autre fausse; par contre, dans le non-dit, qui est aussi une forme d’ambivalence, la valeur de vérité et indépendante de l’une ou de l’autre des interprétations.
Le non-dit
Pour R.Martin (1996: 129) «une phrase est un lieu de non-dit si elle est compatible avec des conséquences elles-mêmes incompatibles. Le problème se pose de savoir si une phrase est nécessairement vraie dans tous les mondes possibles. Cette difficulté est comparable à un problème que l’on rencontre dans l’analyse de la présupposition. Une des solutions possibles est de lier le non-dit et la présupposition aux univers de croyance, notion qui permet de relativiser le vrai et le faux (une proposition P pouvant être vraie ou fausse pour un locuteur donné, et par conséquent P est vrai ou faux dans un univers de croyance déterminé). Il se peut même que P n’ait aucune valeur dans un univers déterminé. Ce qui sépare le non-dit des autres formes d’implicite (tout en étant une forme d’implicite en ce sens que l’on est en dehors de ce qui est dit), c’est le caractère contradictoire des conséquences qu’il porte, ce qui ne se produit pas dans les présuppositions et sous-entendus.
Dans les taxinomies de R.Martin on trouve, à part le non-dit linguistique, où la relation vient d’une compétence langagière, un type de non-dit sémantique ( sur le plan abstrait de la phrase) et un non-dit pragmatique ( sur le plan concret de l’énoncé), qui se fonde sur des connaissances encyclopédiques et situationnelles.
Le non-dit sémantique provient de la pluralité des univers de croyance, de l’ambiguïté du contrefactuel (qui suggère des univers distincts de celui où le locuteur place le monde de ce qui est), des lectures implicitement sélectives qui se produisent à partir d’énoncés tautologiques (du type «il y a musique et musique») ou métaphoriques, de la polysémie implicative de certains verbes modaux ou de mots tels que «encore» ou «même», et finalement de l’effacement de compléments comme le complément d’attribution.
Quant au non-dit pragmatique, qui est une inférence situationnelle produite par les connaissances du monde, l’étude de R.Martin établit la distinction entre l’énoncé référentiellement ambigu (Quand elle est revenu, Marie…;elle = Marie?; elle = quelqu’un d’autre?), et l’énoncé ambigu quant aux réinterprétations situationnelles (Pierre est bien jeune ; jeune pour quoi faire?, pour se marier?, pour voyager?…). Ce qui distingue le non-dit pragmatique du sous-entendu est que la valeur de vérité de ce dernier ne peut aller dans deux sens différents comme dans le non-dit. Ce qui distingue le non-dit de l’ambiguïté est l’incompatibilité des conséquences que celle-ci suppose étant donné que la valeur de vérité change selon l’interprétation que l’on sélectionne, ce qui ne se produit pas dans le non-dit. Il y a deux interprétations possibles mais l’ambiguïté force au choix alors que le non-dit laisse inchangé le dit.
La question de l’ambiguïté référentielle a fait l’objet de nombreuses études; celle de M.Galmiche (1983) aborde les problèmes de la transparence / opacité, spécificité / non-spécificité, et utilisation référentielle / attributive.
Lorsqu’on désigne un élément du monde, on peut le faire de plusieurs façons, mais ces désignations équivalentes en langue ne sont pas toujours substituables sans altérer la valeur de vérité des énoncés dans lesquels elles sont employées. C’est ainsi qu’on a distingué entre contextes opaques (dans lesquels la substitution d’expressions co-référentielles ne préserve pas la valeur de vérité de l’énoncé; cf. l’exemple connu Oedipe voulait épouser Jocaste / sa mère), et contextes transparents (où la substitution peut avoir lieu). Les contextes opaques sont par conséquent ceux qui peuvent donner lieu à l’ ambiguïté, et peuvent induire une lecture opaque ou une lecture transparente. Cependant, M.Galmiche (1983: 65) faisant appel à la notion d’univers de croyance, qui représente l’ensemble des propositions que le locuteur tient pour vraies au moment de l’énonciation ou qu’il cherche à imposer comme telles, décrit une ambiguïté à trois termes que la dichotomie lecture transparente / lecture opaque ne permettait pas de cerner, et qui limitait en plus l’ambiguïté au cas où le locuteur ne partage pas les croyances du sujet du verbe d’attitude propositionnelle, mais n’envisageait pas le cas où la description du locuteur est conforme à celle qu’aurait pu utiliser le sujet (et où la description appartient à l’intersection de univers de croyance du locuteur et du sujet).
Le phénomène de la spécificité (être particulier) / non spécificité (être non particulier) se manifeste au niveau des syntagmes indéfinis. L’interprétation spécifique permet une inférence portant sur l’existence du référent (Il y a un Italien particulier que B. veut épouser) , en tant que l’interprétation non spécifique ne le permet pas. C’est-a-dire que les descriptions indéfinis sont parfois utilisées alors même que le locuteur a un reférent particulier dans la tête (suivant les circonstances dans lesquelles l’énoncé Je cherche un petit chien yorkshire est prononcé, le locuteur aura en tête un référent très particulier ou bien n’importe quel référent satisfaisant la description indéfinie). A la différence de l’ambiguïté de lecture transparente / opaque qui a lieu seulement lorsque le locuteur et le sujet de la phrase sont différents, l’ambiguïté spécificité / non-spécificité demeure même s’ils se confondent (B.veut épouser un Italien / je veux épouser un italien). Ce type d’ambiguïté a lieu surtout dans les contextes opaques.
Finalement, la distinction pragmatique: utilisation référentielle / utilisation attributive. Une description définie peut être utilisée de deux manières: afin de référer à un être précis que le locuteur a en tête, et auquel il attribue une propriété (utilisation référentielle), ou bien seulement afin de prédiquer une propriété, et dans ce cas la prédication est ce qui est réellement important (utilisation attributive). La même description peut être utilisée pour désigner un être précis; il s’agit d’une distinction pragmatique entre usages, et non une distinction linguistique entre termes.
La désambiguïsation
Selon Sperber et Wilson (1989), la bonne forme propositionnelle de l’énoncé est celle qui conduit à une interprération de l’énoncé cohérente avec le principe de pertinence selon lequel tout acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale. La théorie de la pertinence marque une hypothèse différente sur la communication: le modèle du code est limité aux aspects linguistiques de la communication, tandis que les aspects non linguistiques (désambiguïsation, attribution de référents, assignation de la force illocutionnaire, détermination des implications) sont du ressort du modèle de l’inférence. Pour expliquer l’absence de divergence totale dans la contruction des contextes nécessaires à la compréhension entre locuteur et interlocuteur, Sperber et Wilson utilisent la notion d’hypothèse mutuellement manifeste dont l’idée centrale est celle d’environnement cognitif mutuel.
Le principe de pertinence intervient tout au long de la constitution de la forme propositionnelle: désambiguïsation, attribution de référents et élimination de termes vagues. L’interprétation des termes vagues est un processus inférentiel, et obéit aux mêmes mécanismes que l’attribution des référents; pour les deux, le code ne suffit pas, il faut aussi l’inférence. La désambiguïsation – aussi bien que l’attribution des référents – sont deux tâches de l’interprétation pragmatique; l’interprétation purement linguistique ne peut y suffire lorsque l’analyse linguistique offre la possibilité de choix entre plusieurs interprétations. L’interprétation pragmatique attribue également aux différents termes référentiels des référents, des objets dans le monde.
En ce qui concerne la forme propositionnelle, qui exclut la force illocutionnaire, la désambiguïsation peut se réaliser syntaxiquement ou lexicalement. J.Moeschler propose les exemples suivants (1994: 125):
– syntaxiquement: le vieux singe le masque =
SN (le vieux singe) SV (le masque)
SN (le vieux) SV (singe le masque)
où «singe» peut être désambiguïsé comme nom ou comme verbe
– lexicalement: Jean a posé la paille sur la table
paille = chalumeau pour boire
paille = litière et fourrage pour les ruminants
où «paille» reste un nom dans les deux interprétations, mais ce nom peut avoir deux significations.
Cependant l’exemple d’ambiguïté semantique est également lexical car si l’énoncé est ambigu c’est parce que «vieux» peut être compris comme nom ou comme adjectif, et «singe» comme nom ou comme verbe. Par conséquent cet énoncé est susceptible de recevoir deux formes logiques différentes formées de concepts différents.
Les tâches de désambiguïsation peuvent être inférentielles ou bien se situer sous la dépendance du module périphérique linguistique. «La désambiguïsation est un processus partiellement phériphérique dans la mesure où les deux interprétations sont accessibles depuis le module linguistique, phériphérique» (J.Moeschler 1994: 125). Sperber et Wilson, à la suite de Fodor (1986), exposent que le processus interprétatif est un processus cérébralement hiérarchisé, car les données de la perception sont traitées par des modules spécialisés qui fournissent une entrée au système central non spécialisé: le module linguistique (qui correspond aux domaines de la phonologie, la syntaxe et la sémantique) qui livre une forme logique de l’énoncé, et le système central, qui se charge de l’interprétation pragmatique de l’énoncé, et livre la forme propositionnelle de celui-ci. Le produit du système périphérique linguistique, c’est-à-dire de l’analyse linguistique de l’énoncé, c’est la forme logique ou suite structurée de concepts. Dans le procès de désambiguïsation, les hypothèses sont décodées mais elles sont évaluées de façon inférentielle, et le système central de la pensée joue un rôle inhibiteur dans le traitement codique de l’énoncé. Moeschler (1994: 146) parle de «production possible de deux formes logiques» parce que, en réalité, ce n’est que très rarement que les deux interprétations possibles arrivent à la conscience. Le processus par lequel se réalise la désambiguïsation est la formation d’hypothèses. Le système phériphérique linguistique construit les formes logiques possibles correspondant à l’énoncé ambigu, et les interprétations fausses sont éliminées au niveau pragmatique. Par conséquent, le système central choisit une interprétation unique. Le principe de pertinence entre de nouveau en jeu car le système central sélectionne l’interprétation la plus susceptible d’optimiser la pertinence de l’ensemble de l’énoncé. La désambiguïsation se fait par formation et confirmation d’hypothèses au niveau de l’analyse linguistique, tandis que le processus de formation d’hypothèses pour l’attribution de référents se réalise au niveau du système central sur la base des prémisses constituées par le contexte et l’énoncé lui-même. Cependant ces mécanismes ne sont pas infaillibles: le locuteur peut se tromper sur l’environnement cognitif mutuel, et par conséquent le référent que l’interlocuteur attribue à un des termes référentiels peut ne pas être celui que le locuteur avait l’intention de désigner. La communication – disent Sperber et Wilson – est un processus à haut risque, et les connaissances communes ne sont pas suffisantes parfois pour la constitution du contexte
Considérations finales
En ce qui concerne la terminologie, les linguistes qui se sont intéressés au problème de l’ambiguïté travaillent sur des catégories différentes. Pour A.Reboul (1994: 373), l’ambiguïté, qu’elle soit syntaxique ou sémantique, est toujours lexicale. Dans l’ambiguïté syntaxique, un terme peut ressortir à plusieurs catégories syntaxiques, et dans l’ambiguïté sémantique, un terme peut recevoir plusieurs significations différentes. Un terme syntaxiquement ambigu est donc sémantiquement ambigu alors que l’inverse n’est pas vrai. Néanmoins toute ambiguïté relève, en réalité d’un phénomène sémantique. Le Dictionnaire encyclopédique de pragmatique exclue du traitement de l’ambiguïté les ambiguïtés dites pragmatiques bien qu’il existe un fait commun aux ambiguïtés pragmatiques et aux ambiguïtés syntaxiques ou sémantiques: dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de récupérer la «bonne» interprétation, c’est-à-dire celle que le locuteur de l’énoncé avait l’intention de communiquer. En réalité, le nombre de types différents d’ambiguïtés distingués par les théories linguistiques qui s’intéressent au phénomène dépend du nombre de niveaux d’analyse réalisés par chaque théorie.
Finalement, en ce qui concerne le phénomène de la désambiguïsation, la désambiguïsation linguistique suppose le processus d’élimination de l’ambiguïté quand le traitement linguistique de l’énoncé fournit deux interprétations linguistiques ou plus. Comme dans le cas de la désambiguïsation pragmatique, il s’agit de récupérer l’interprétation appropriée, c’est-à-dire celle que le locuteur avait l’intention de communiquer. C’est ici que la désambiguïsation linguistique (qui se réalise par formation et confirmation d’hypothèses au niveau de l’analyse linguistique), et la désambiguïsation pragmatique présentent un fait commun. Cependant le mécanisme de la désambiguïsation n’est pas infaillible car le locuteur peut se tromper sur ce qui fait partie de l’environnement cognitif mutuel, mais ce fait est une caractéristique générale de tout acte de communication.
Comme nous l’avons vu au début de notre travail, le produit de l’analyse linguistique de l’énoncé c’est la forme logique ou suite structurée de concepts. La forme propositionnelle d’un énoncé est susceptible de recevoir une valeur de vérité (c’est-à-dire qu’elle ne contient pas d’ambiguïté et qu’on a attribué un référent aux termes référentiels). Dans la majorité des cas, la forme logique de l’énoncé n’est pas susceptible de recevoir une valeur de vérité et se distingue donc de sa forme propositionnelle. La désambiguïsation (ainsi que l’attribution de référents) est une tâche à accomplir pour passer de la forme logique de l’énoncé à sa forme propositionnelle, à la forme propositionnelle appropriée, celle que le locuteur entendait communiquer.
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