TATI – ETAIX : DES AUTEURS ET DES GAGS
(1997) Télérama. CinémAction. ISSN: 1241-81-61. ISBN: 2-85480-907-6. pp.65-73.
A.Emma Sopeña Balordi
Universitat de València (Espagne)
«Bien malin qui cernera le gag dans le piège
d’une définition sans lacune,
qu’un exemple quelconque
ne viendra pas mettre à bas instantanément.
F.Mars (1964:9)
INTRODUCTION
Notre travail sur les réalisateurs-acteurs Jacques Tati et Pierre Etaix, se compose de deux parties bien différenciées. La première, consacrée à Tati, présente une étude minutieuse des gags contenus dans ses quatre films où le personnage principal est Monsieur Hulot. La deuxième, moins ambitieuse et totalement différente du point de vue analytique, aborde certaines caractéristiques des films de Pierre Etaix, mais ne vise pas à une observtion méticuleuse des effets comiques qui y sont contenus.
I – JACQUES TATI ; UNE ETUDE DE GAGS
«Eh bien Monsieur, on vous écrira. Pour l’instant, nous n’avons pas besoin d’acrobates.» (Mon oncle)
Dans un travail antérieur sur Tati (1) nous avons réalisé une analyse du texte écrit par J.-C.Carrière à partir du film Les vacances de Monsieur Hulot (2). Dans ce travail nous avons examiné avec attention les éléments clé de la bande son et de l’image que l’auteur devait transposer. L’analyse ultérieure des films de Tati nous a amenée à comprendre que dans le cinéma de Tati, la comicité d’observation et la comicité de personnage (Hulot) sont équilibrées au début, mais petit à petit, l’observation éclipsera le personnage. En effet, après le premier film de Tati avec Hulot comme personnage principal, on aurait pu croire que celui-ci deviendrait un personnage mythique, héritier de Chaplin, de Keaton et des grands burlesques, mais dans Mon Oncle, son deuxième long-métrage de la série Hulot, Hulot n’était plus qu’une silhouette parmi un ensemble de personnages typifiés. Tati, au lieu de renforcer le héros comique, l’a fait presque disparaître; le rire ne surgit pas d’un seul personnage exceptionnel, le gag n’est plus un objet de rite.
Le point de départ de notre analyse des quatre films de Tati-Hulot – Les vacances de Monsieur Hulot (1953), Mon oncle (1958), Play Time (1967), Trafic (1971) -, a été la réalisation d’un relevé de gags et son classement. La base méthodologique de la taxinomie est le travail que F.Mars réalisa sur le gag en 1964. Nonobstant, le vaste nombre de gags que nous avons recueilli nous a obligée à créer les typologies.
Nous commencerons par une définition du gag. F.Mars en offre plusieurs dans son livre (1964: 9-10): J.P.Coursodon: «C’est une forme dynamique qui se développe dans le temps sur un mode strictement visuel.» Etienne Fuzellier: «Il s’agit d’effets ponctuels ou isolés, (…) comique inhumain à plusieurs titres, d’abord parce qu’il peut à la limite se contenter de bouleverser le comportement des objets.» (…) André Martin (…): «Le mot gag désigne n’importe quelle trouvaille provoquant le fou-rire, (…) permet de prolonger une situation visuelle pour la faire soudainement basculer en lui donnant un sens nouveau, une valeur imprévue.» Michel Arnaud: «Le gag burlesque est l’expression dramatique du terrorisme des choses.» (…) Le Dictionnaire Quillet: «Péripétie ou sorte de jeu de scène qui, par sa drôlerie inattendue, renforce le comique d’une situation.» (…) France Roche: «Episode comique extérieur à l’action.» » Tras una larga serie de definiciones, F.Mars se arriesga a dar la suya: «incidente brutale, brève et soudaine, qui trouve en elle-même son accomplissement burlesque. (…) Tout de même, de ces définitions parfois complémentaires, parfois contradictoires, une constante se dégage: le gag est un phénomène extérieur à l’action» (1964: 11). F.Mars expose dans son livre les éléments qui peuvent matérialiser le gag: «un cadre, une situation donnée, l’aboutissement toujours imprévu de cette action à l’intérieur de ce cadre.» (1964: 14), et plus tard il décrit trois grandes typologies de gags: le gag passif de maladresse, le gag actif d’agressivité, le gag subtil de l’asimilation. Dans le premier type de gag, simpliste et primaire, le spectateur rit de la victime, «les rires ne sont ni railleurs ni crispés, mais amicalement compréhensifs» (1964: 81). Le motif qui déclenche l’effet comique sera la maladresse du protagoniste souvent «aidée» du hasard et des circonstances fortuites. Le deuxième type, secondaire, est plus évolué: ici le spectateur rit de la victime avec l’agresseur. Les objets deviennent souvent des armes provocatrices aux mains des agresseurs ou de façon autonome, et produisent un effet d’animisme (cf. les plumes, les timbres, etc. dans Rupture, de P.Etaix). Finalement, le trosième type est le plus sophistiqué de tous car le moindre écart provoque la transformation entre l’état primaire et le secondaire, grâce à l’identité ou à la similitude de forme ou de fonction, «le rire naît alors de la subtilité du décalage, de l’ingéniosité de la métamorphose.» (1964: 82). Ici le spectateur se sent nettement supérieur au protagoniste.
Tati n’aime pas les gags «irréels», c’est-à-dire ceux qui pervertissemtnla convention cinématographique, il préfère les effets comiques plus vraisemblables dont l’effet perlocutif (déclencher le rire) naît de l’observation. Dans son premier long-métrage, Jour de fête, la byciclette du facteur, par un effet d’anthropomorphisme, continue son chemin toute seule jusqu’à sa destination. On a souvent dit qu’après ce film, Tati n’a plus utilisé ce type de ressource comique, mais nous avons trouvé cet effet dans Mon oncle où le contenu d’une cafetière est versé directement dans la tasse lorsqu’on incline le plateau. Par conséquent, la totalité des gags relevés se trouve dans un type de gag qu’on dénomine «réaliste ou naturel», c’est-à-dire des effets comiques qui ne pervertissent pas la représentation réaliste du monde mais qui peuvent la forcer afin d’obtenir l’effet souhaité; par exemple, dans Les vacances de Monsieur Hulot, la voiture de celui-ci descend une pente et quand elle arrive à un tournant qui se trouve à l’entrée d’une propriété privée, très «réalistement» elle ne suit pas le tournant de la route mais entre dans la propriété.
1.- Dans le groupe de gag passif de maladresse, l’effet comique se produit normalement par l’échec d’une action entreprise volontairement. Il faudrait distinguer entre:
a) ceux qui ont des conséquences négatives pour le propre protagoniste (Hulot, un pied accroché à l’étrier, est traîné par le cheval dans Les vacances…)
b) ou bien pour d’autres personnes, c’est-à-dire la victime et le maladroit sont les personnes différentes (dans la première apparition de Hulot dans l’hôtel de la plage de Les vacances…, celui-ci ouvre la porte du hall pour entrer ses bagages et la laisse ouverte, le vent bouleversera tout – symbole ou présage du typhon que supposera son séjour -.)
Dans le groupe a) nous avons repéré 22 gags, et dans le b) 17.
2.- L’effet perlocutif poursuivi par le gag passif de malchance est provoquer le rire spectateur aux dépens de la victime, et il exige deux conditions: un minimum d’identification avec le personnage (mais le spectateur a l’avantage d’avoir une position privilégiée en tant qu’observateur), et oublier que le gag se fonde sur un malheur simulé qui a l’intention de nous faire rire: la voiture de Hulot tombe en panne dans Les vacances…, quand on la remorque Hulot trébuche à cause du cable tendu et tombe à l’eau. Dans cette typologie nous avons relevé 9 gags.
3.- Le gag secondaire ou actif d’agression. «Il s’agit d’amener le public, peu à peu, de témoin, à devenir complice, sinon par son approbation, du moins par son consentement.» (MARS, 1964: 90). L’agressivité, qui n’est pas toujours physique, permet la desinhibition du spectateur: l’agresseur réalise ce dont nous ne nous sentons pas capables de faire à notre ennemi. «Tout comique – dit E.Fuzellier – procède par destruction, le spectateur est complice de la destruction, et son rire marque sa satisfaction de voir démolir des individus, des types ou des principes qu’il condamne.» (MARS: 1964: 95). Pour venir à bout de l’agression, le héros peut avoir besoin d’objets qui deviennent des armes contre la victime. Il n’existe pratiquement pas de gaga agressifs dans les films de Tati à cause du caractère bon enfat et poli de Hulot, nous pouvons citer quand même deux: le premier dans Les vacances…: Hulot donne un coup de pied dans le derrière d’un monsieur qui se trouve tout près de la cabine de bain où la protagoniste est en train de mettre son maillot de bain; du point de vue de Hulot – qui est le nôtre – le monsieur semble regarder furtivement la demoiselle (la réalité est qu’il est incliné pour faire une photographie à sa famille qui se trouve derrière la cabine). Le deuxième gag de ce type se trouve dans Mon oncle où Hulot, au milieu d’une dispute, donne un coup de poing à un monsieur. Gags relevés dans cette typologie: 4.
4.- Finalement, le type de gag le plus sophistiqué est celui de l’assimilation ou métaphore visuelle où l’on établit un jeu de similitudes, qui doit être avant tout réaliste, dans le sens qu’il doit y avoir nécessairement un rapport entre les éléments assimilés, si absurde que soit l’identification. En plus, la connivence plausible et étroite entre l’utilité première des objets et leurs nouvelles fonctions est établie, ainsi que l’etat physique d’un personnage et son état moral, la réalité cinématographique et la projection idéalisée de cette réalité, etc. Pensons à la petite barque de Hulot dans la plage de Les vacances… qui se plie et semble le gosier d’un requin, ou au délinquant de Trafic, qui, les bras levés, croise un agent de police somnolent qui s’étire produisant des images homonymes à signification différente, ou bien à la voisine des Arpel, dans Mon oncle, semblable à un vendeur ambulant de tapis… Un total de 21 métaphores dans quatre films.
Le relevé de gags des quantre films de Tati-Hulot nous a menée à introduire d’autres typologies de gags:
5.- Dans la première, le gag de gestes ou de mouvements, nous pouvons distinguer cinq groupes:
5.1.- Le ridicule (mécanique vs vivant, cf.Bergson): la voiture de Hulot se dirigeant vers la plage dans Les vacances…, fumant, faisant un bruit d’enfer… Nous avons relevé un total de 20 gags.
5.2.- La farce ou gros comique présentant des actions très simples: Hulot perd l’équilibre quand il est dans le refuge avec les excursionnistes, tombe en arrière à cause du poids du sac à dos lorsqu’il boit le verre qu’on lui a offert. Un total de 37 gags.
5.3.- Le grotesque, effet ridicule et extravagant, rigide et mécanique: Hulot à la plage dans Les vacances… se frotte le dos avec sa serviette de bain sans se rendre compte que derrière lui il y a un poteau et qu’il a passé la serviette par derrière celui-ci. Un total de 65 gags dans cette typologie
5.4.- La parodie suppose une imitation totale de quelqu’un dans le but de le critiquer en se moquant de lui; l’imitation est non seulement de gestes et de mouvements mais aussi de paroles, de styles, etc. Le balayeur qui paraît à plusieurs reprises dans Mon oncle, toujours bavardant avec quelqu’un sans se soucier des petits monceaux d’ordures qu’il laisse préparés (parodie qui suppose une critique sociale d’une inclination à la paresse qui se répète dans tous ses films). 10 gags.
5.5.- La pantomime ne suppose que l’imitation gestuelle: Hulot salue poliment les dames du hall de l’hôtel de la plage exactement comme le fait le capitaine (sans aucune intention burlesque de sa part). 15 gags.
6.- Dans la typologie du gag de situation nous avons pu distinguer les éléments suivants:
6.1.- l’échec d’une action ou la difficulté de l’entreprendre: la dame dans le hall de l’hôtel de la plage (Les vacances…) essaye de remplir la tasse de thé de son mari, elle ne réussit pas à cause de l’ouragan que provoque Hulot en laissant la porte ouverte. 14 gags.
6.2.- la répétition des actions: dans le même film, Hulot sort plusieurs fois du hall de l’hôtel sans se soucier de fermer la porte. 12 gags.
6.3.- la rupture de l’ordre usuel des événements ou des actions: le patron de l’hôtel de la plage tranche la viande selon le «volume» du client. 3 gags.
6.4.- l’inversion des actions, c’est-à-dire le changement de l’ordre des actions de façon à obtenir un effet contraire: la confusion de Hulot avec la porte du bureau dans le commissariat de Trafic, où il ne sait plus s’il entre ou s’il sort. 14 gags.
6.5.- l’interférence des actions (mêler les actions afin d’obtenir l’interférence des signifiés, ce qui produit une double interprétation de la situation): dans Trafic, un monsieur entre juste au moment où deux travailleurs déplacent des jardinières derrière lui; l’effet obtenu est une espèce de défilé. 11 gags.
6.6.- la transposition ou l’introduction de quelque chose ou d’un être dans une situation qui ne lui correspond pas: dans Play time, on confond Hulot avec un homme qui fouillait dans tous les stands. 3 gags.
6.7.- la technique de tromper-détromper: la situation comique produit un effet de piège où tombent les personnages et les spectateurs; tous découvrent en même temps la vérité. Dans le slon de Les vacances…, on entend pour la deuxième fois une musique stridente, tous pensent (nous aussi) qu’il s’agit encore de Monsieur Hulot comme la première fois; en réalité c’est un enfant. 3 gags.
Nous avons dit au deébut de ce travail que dans les films de Tati, la comicité d’observation remplace peu à peu la comicité de personnage. Cette affirmation peut être démontrée à partir du relevé de gags. Dans le premier film de Tati-Hulot, Les vacances…, le nombre de gags réalisés par Hulot est de 50, d’autres personnages se chargent d’en réaliser 42. Dans le deuxième, Mon oncle, Hulot en fait 17 et les autres 22. Dans le troisième, Play time, la différence grandit: 15 Hulot et 44 d’autres personnages. Dans le dernier, Trafic, Hulot ne fait que 10 gags et le reste des personnages en font 44.
Si nous analysons globalement les typlolgies de ces quatre films (3), dans le gag de maladresse avec des conséquences pour la propre personne, Hulot réalise 16 gags et les autres personnages 7, et avec des conséquences pour d’autres personnes, Hulot en fait 13 et le reste 4. Dans le gag de malchance, 5 gags Hulot et 4 le reste. Il y a deux gags d’agression réalisés par Hulot (que nous avons commentés), des enfants se chargent d’en faire deux autres. Nous avons trouvé 7 métaphores visuelles qu’on peut attibuer à Hulot, et 15 à d’autres personnages. En ce qui concerne les gestes et les mouvements: le ridicule suppose 5 gags de Hulot contre 15 du reste. La farce nous offre 11 gags de Hulot et 26 d’autres personnes. Le grotesque présente 18 gags de Hulot et 47 du reste. La parodie n’est pas représentée par Hulot, mais nous avons observé 10 exemples dans les films. Finalement, la pantomime avec 2 gags de Hulot et 13 d’autres personnages. Dans le groupe du gag de situation: Hulot subit l’échec d’une action contre 12 actions échouées d’autres personnages. Hulot réalise un gag de répétition d’actions et le reste 11. Hulot ne brise pas l’ordre des actions, mais d’autres personnages le font 3 fois. L’inversion des actions est seulement représentée par Hulot en 4 occasions, et l’interférence des actions offre 11 exemples desquels il n’y en a qu’un attribuable à Hulot. La transposition présente deux exemples de Hulot et un seul du reste. Finalement il y a 3 cas de technique de tromper-détromper mais qui ne sont pas réalisés par Hulot.
Les différences les plus importantes nous pouvons les observer dans la typologie de gestes et de mouvements, ce qui renforce la conclusion antérieure sur la comicité d’observation vs comicité de personnage. En effet, contrairement à ce que nous pouvions penser, les gestes et les mouvements de Hulot ne provoquent pas un grand nombre de gags par rapport à ceux du reste de personnages. Il convient de souligner le grand nombre de gags de la catégorie du grotesque (65) desquels seulement 18 appartiennent à Hulot.
Dans le travail de Tati, les gags sont plutôt le fruit du hasard et de la maladresse que de la performance (cf. Chaplin); c’est-à-dire que Tati ne construit pas ses gags: par exemple, dans la séquence du cimetière dans Les vacances…, Hulot ne colle pas les feuilles au pneu afin de le faire semblable à une couronne (ce que peut-être aurait fait Chaplin à sa place), elles se collent toutes seules par hasard.
Les effets comiques se fondent plus sur un principe d’inventaire que d’accumulation, c’est-à-dire que l’effet catastrophique ne se produit pas par l’accumulation des incidents comiques. On pourrait croire que Play time en est une exception, étant donné que le restaurant devient un véritable champ de bataille par la dégradation du décor, mais on n’arrive pas à cette situation par une accumulation totale comme dans The party, de Blake Edwards, où Peter Sellers provoque un désastre sur l’autre. Les gags sont une masse d’incidents dus à la mauvaise exécution du projet et à la précipitation. Hulot ne déclenche pas les catastrophes car sa maladresse ne produit que la chute d’une partie du plafond du Royal Garden. Par conséquent, les gags de Tati sont libres, et ne s’appuient pas sur le précédent pour se former. Les gags sont rarement répétitifs: nous avons trouvé très peu d’exemples de ce type: dans Play timer on assortit plusieurs fois le même plat. Pierre Etaix n’aime pas non plus les effets par accumulation. Dans ses deux premiers courts métrages, par exemple, Rupture et Heureux anniversaire, les circonstances adverses ne s’additionnent pas pour obtenir l’effet final. Le protagoniste de Rupture ne se suicide pas, il tombe accidentellement par la fenêtre, et l’accident est un mélange de maladresse et de malchance – comme tous les accidents de Hulot, d’ailleurs -. Le mari de Heureux anniversaire arrive très tard chez lui à cause d’une série de péripéties, les unes se produisent après les autres, et sont indépendantes entre elles.
Le personnage comique en général provoque le rire par son automatisme, sa raideur, son manque de souplesse pour s’adapter à la société (vs la comédie – de laquelle Tati fuit – qui «conseille» être comme tout le monde; mais quelques caractéristiques importantes de la comédie burlesque se trouvent dans les films de Tati: attaque à la société industrielle avancée, attaque aux valeurs traditionnels de la famille, etc. à partir de l’observation des défauts et des manques). Tati, révélateur du ridicule propre et d’autrui, produit une comicité qui se trouve entre la caricature et la fresque sociale: son personnage est un burlesque inadapté et inadaptable, typifié avec une précision extraordinaire: sa singularité est immuable. Tous les éléments qui retracent Hulot acquièrent une valeur de signe: des traits physiques très personnels, des vêtements (imperméable, pantalon trop court, chaussettes à rayures), des accessoires (parapluie, chapeau, pipe), façon de réagir face au monde (fuir des problèmes, politesse…), et nous font penser à d’autres personnages du cinéma burlesque.
Tati est convaincu que chacun de nous est un personnage comique sans le savoir; c’est por cela qu’il concède au personnage le droit de rire par l’observation de l’entourage. Rire ironique et distancié comme le rire de l’observateur face à la situation comique où tous peuvent se trouver: souvenons-nous de Hulot dans le cimetière (Les vacances…) quand il se trouve dans une situation ridicule: il rit; ou bien quand les serveurs du Royal Garden de Play time se tordent de rire en voyant l’uniforme du camarade; ou bien finalement dans Mon oncle quand les ouvriers de Plastac ne peuvent contenir le fou rire en voyant le forme ds tubes qui sortent de la machine. Tout le monde peut être en même temps risible et rieur.
Le dernier commentaire au cinéma de Tati a trait au type de montage qu’il utilise dans ces films, qui rappelle le cinéma primitif où le spectateur devait explorer la scène dans des prises en plan général surchargées de détails. Cet emploi systématique du plan général empêche l’identification au personnage: les témoins sont contenus dans le même plan et se trouvent à la même distance par rapport au spectateur. Par contre, dans le cinéma dramatique, les signes sont hiérarchisés: les uns sont la figure, les autres le fond, et, tous ensemble, conduisent à une perception unique qui fait avancer le drame. Les personnages de Tati sont dispersés dans la surface du film sans aucune hiérarchie.
II – PIERRE ETAIX; LE METIER DE CLOWN
«Toute sa vie d’artiste est basée sur le souci de donner au spectateur ce goût d’enfance, ce frisson du merveilleux, du nouveau enfin reconnu.» (4)
Dans les films de Pierre Etaix, la mécanique est mise au service d’effets comiques précis, et cette précision est extrême; en effet, il cherche toujours le perfectionnisme dans le rythme, l’harmonie, les proportions, la musique, le montage, l’équilibre des volumes, le poids des mots… car, pour lui, il est impossible d’obtenir un effet comique si le rythme adéquat est brisé. Cependant tous les artifices sont permis pour donner le sentiment de l’exactitude: le cinéma n’est-il pas l’art de l’illusion? (cf.tournesol dans Heureux anniversaire). Etaix soutient ainsi dès le début les constantes de son cinéma: la recherche du rythme juste et de la précision des effets, ainsi que le goût de la manipulation de la réalité par la technique.
Son premier travail, Rupture, un court métrage de onze minutes, est co-signé (comme presque toute sa filmographie) avec Carrière, et passe en première partie de La Guerre des boutons d’Yves Robert. Les objets ont ici une telle importance que le protagoniste (un jeune homme abandonné par sa fiancée) finira par en être la victime. Cette circonstance adverse nous fait penser à tous les gags de Tati où les choses qui l’entourent deviennent des pièges pour Hulot.
Tout de suite après Rupture vient Heureux Anniversaire . La malchance est à la base de l’idée du film: un homme subit toute une série de complications qui l’empêchent d’arriver chez lui pour fêter l’anniversaire de mariage. Les complications viennent des difficultés que suppose la vie dans la ville (cf.dans Mon oncle de Tati, critique de la mécanisation qui détruit le rythme véritable de la vie). Nous verrons dans son travail suivant la même critique de la vie bruyante et compliquée des grandes villes. L’homme est finalement voué à la solitude dans cette société.
Le premier long métrage, Le Soupirant, nous montre une caractéristique importante du personnage burlesque: son inadaptation à la société, à la réalité. Mais «le soupirant» diffère de Hulot dans le sens que celui-ci est un maladroit, tandis que l’autre est assez habile étant capable de sauter par la fenêtre et de tromper la vigilance des gardes de corps de la vedette. Etaix, lui-même prestidigitateur, se sert d’une coupe presque invisible pour changer les vêtements du soupirant, ou bien du mouvement des acteurs dans le cadre pour les faire disparaître (cf jeune fille imaginaire). Il obtient ainsi des effets d’irréalité que, comme nous l’avons vu, Tati a utilisé dans son premier film, Jour de fête, et dans Mon oncle. Il existe donc dans les films de P.Etaix des gags qui pervertissent indiscutablement les conventions cinématographiques, des gags irréels, purement burlesques et féériques (cf. dans Heureux anniversaire le tournesol que le protagoniste va offrir à sa femme, dépassant la partie supérieure de la voiture, s’incline quand celle-ci entre dans un passage souterrain). Cependant, la plupart de ses gags ne mettent pas en cause la représentation réaliste, mais la forcent afin d’obtenir l’effet comique souhaité (cf.un monsieur dans le même film, gifle un autre qui a la figure savonnée, il secoue sa main, et le savon tombe juste sur les verres des lunettes d’un conducteur: deux boules blances dont l’effet est justement le contraire de celui qui est produit par les tartes à la crème, où l’on voit toute la figure blanche et deux trous noirs quand le récepteur retire la crème des yeux; un autre exemple de ce type nous le trouvons dans Rupture quand l’encrier et la plume glissent sur la table inclinée par à-coups).
Dans Le Soupirant, les dialogues sont réduits à la plus simple expression, mais les effets sonores sont – comme dans les films de Tati – très élaborés. Les effets de bruitage avaient déjà fait leur apparition dans son premier court métrage. Les bruits de la société de consommation sont le symbole d’un monde invivable (cf. Mon oncle), mais le personnage n’est plus un inadapté (personnage burlesque) mais un révolté. Par contre, dans L’âge de Monsieur est avancé, l’illusion et la parole se mettront au service de l’art comique.
En ce qui concerne Yoyo, sa richesse cinématographique ne provient pas précisément de ses effets comiques. C’est peut-être la cause de son peu de succès car le film a sûrement déçu les spectateurs qui ne cherchaient qu’un divertissement superficiel. Le film ne manque cependant pas d’effets comiques réellement amusants (cf. voyage du milliardaire – Etaix – et de Yoyo).
Tant qu’on aura la santé, divertissement en quatre tableaux, a été considéré comme trop lent, mais cet effet est plutôt produit par une attente du gag qui doit surprendre le spectateur; l’enchaînement de l’attente et de la surprise provoqueront précisément le plaisir des gags.
Le grand amour, chronique douloureuse et amère d’un couple, est, selon Etaix, une analyse réaliste des sentiments humains, trame qui a été mille fois utilisée dans tous les pays, et que le réalisateur veut traiter dans une optique comique. Cependant, l’amertume est sous-jacente dans son film.
Pays de cocagne n’est pas un travail de montage à partir de scènes de caméra invisible, car personne n’est filmé à son insu dans les quarante mille mètres de pellicule 16 mm (plus de vingt quatre heures de projection). Tati, de son côté, a utilisé la caméra invisible dans Trafic pour obtenir des effets comiques ridicules ou grotesques (cf conducteurs qui font instinctivement de petites saletés). Etaix s’est proposé de créer par le montage la confrontation entre ce que les gens disent et ce qu’ils font réellement. Il pense – comme Tati – que la réalité seule ne fait pas toujours rire vraiment, il faut alors utiliser la composition artistique: le montage cinématographique. Ici, ce sera le décalage image-son qui provoquera l’effet comique souhaité: c’est la caricature grotesque d’une société ridicule qu’il méprise.
Nous avons réalisé le relevé des gags des deux premiers travaux de P.Etaix: les courts métrages Rupture et Heureux anniversaire, ce qui nous a amenée à observer que les effets grotesques sont très abondants dans le deuxième (cf. le client du barbier qui doit déplacer d’urgence sa voiture avec la figure savonnée, et qui fait des tours au bâtiment sans pouvoir la garer; il s’agit d’un gag à répétition, ressource peu utilisée par nos deux réalisateurs (cf.dans Play time le plat mille fois assaisonné; l’homme d’affaires qui profite l’embouteillage pour dicter une lettre à sa secrétaire assise au siège arrière de la voiture; l’homme qui gifle le client à la figure savonnée et qui secoue sa main pleine de savon, etc.). Par contre, dans son premier travail, les gags par maladresse sont les plus nombreux (cf. la fin du film qui coïncide avec la fin de la vie du protagoniste, peut être considérée comme le summum de la maladresse, toute la série de dégâts autour de la lettre jamais écrite où se mêlent la maladresse et les événements insolites par malice des objets, etc.). Selon le relevé des gags du premier film de Tati-Hulot, Les vacances…( qui a dû sûrement sinon influencer, du moins marquer Etaix), les typologies grotesque et de maladresse sont également abondantes, et l’on peut établir un grand nombre de rapports entre les situations des protagonistes. Les dégâts du salon produits en quelques minutes par Hulot et ceux que le protagoniste de Rupture fait chez-lui, ne participent-ils pas de la même conception du burlesque? de la même virtuosité du désastre? du même talent comique?
Notes.-
(1)»Les (autres) vacances de Monsieur Hulot», Humoresques, 6, 1975.
(2) CARRIERE, J.-C. (1990) Les vacances de Monsieur Hulot. Paris: Neuf en Poche de l’Ecole de Loisirs.
(3) Voici en détail les typologies des gags classées par films:
1.- Gag passif de maladresse:
a) avec des conséquences pour le protagoniste:
4 gags et une série de 5 gags enchaînés dans le salon de la maison (série qui peut être classée également dans le groupe b) dans Les vacances… (3 et la série de 5 Hulot (H) + 1 autres personnages (P)
5 gags dans Mon oncle (5 H)
9 gags dans Play time (3 H + 6 P)
aucun dans Trafic
b) avec des conséquences pour d’autres personnes:
4 gags et une série de 5 dans Les vacances… (3 et la série de 5 H + 1P)
7 gags dans Mon oncle (4H + 3P)
1 gag dans Play time (1H)
aucun dans Trafic
2.- Gag passif de malchance:
6 gags dans Les vacances… (3H + 3P)
1 gag dans Mon oncle (1P)
2 gags dans Play time (2H)
aucun dans Trafic
3.- Gag secondaire ou actif d’agression:
1 gag dans Les vacances… (1H et 2 d’agressivité enfantine)
1 gag dans Mon oncle (1H)
aucun dans Play time et Trafic
4.- Gag d’assimilation ou métaphore visuelle:
2 gags dans Les vacances… (2H)
10 gags dans Mon oncle (5H + 5P)
3 gags dans Play time (3P)
6 gags dans Trafic (6P)
5.- Gag de gestes ou mouvements:
5.1.- ridicule:
4 gags dans Les vacances… (2H + 2P)
1 gag dans Mon oncle (1H)
6 gags dans Play time (1H + 5P)
9 gags dans Trafic (1H + 8P)
5.2- farce:
16 gags dans Les vacances… (5H + 11P)
aucun dans Mon oncle
9 gags dans Play time (2H + 7P)
12 gags dans Trafic (4H + 8P)
5.3- grotesque:
28 gags dans Les vacances… (14H + 14P)
6 gags dans Mon oncle (1H + 5P)
18 gags dans Play time (1H + 17P)
13 gags dans Trafic (2H + 11P)
5.4- parodie:
aucun dans Les vacances…
1 gag dans Mon oncle (1P)
9 gags dans Play time (9P)
aucun dans Trafic
5.5- parodie:
2 gags dans Les vacances… (1H + 1P)
1 gag dans Mon oncle (1P)
8 gags dans Play time (1H + 7P)
4 gags dans Trafic (4P)
6.- Gag de situation:
6.1- échec d’une action:
1 gag dans Les vacances… (1P)
aucun dans Mon oncle
11 gags dans Play time (1H + 10P)
1 gag dans Trafic (1P)
6.2- répétition d’actions:
4 gags dans Les vacances… (1H + 3P)
4 gags dans Mon oncle (4P)
3 gags dans Play time (3P)
1 gag dans Trafic (3P)
6.3- rupture de l’ordre usuel des événements:
1 gag dans Les vacances… (1P)
2 gags dans Mon oncle (2P)
aucun dans Play time et Trafic
6.4- inversion d’actions:
1 gag dans Les vacances… (1H)
aucun dans Mon oncle et Play time
3 gags dans Trafic (3H)
6.5- interférence d’actions:
1 gag dans Les vacances… (1P)
aucun dans Mon oncle
5 gags dans Play time (1H + 4P)
5 gags dans Trafic (5P)
6.6- introduction de quelque chose: 3 gags dans Playtime (2H + 1P)
6.7- tromper-détromper:
1 gag dans Les vacances… (1P)
aucun dans Mon oncle
2 gags dans Play time (2P)
aucun dans Trafic
(4) MARX,R. (1994) Le métier de Pierre Etaix. Henri Berger. p.7.
Bibliographie.-
AGEL, G. (1955) Hulot parmi nous. Paris: Cerf.
CHION, M. (1987) Jacques Tati. Paris: Cahiers du Cinéma, col. Auteurs.
MARS, F. (1964) Le gag. Paris: Cerf.
RAMIREZ, F. – ROLOT, C. (1993) Mon oncle. Paris: Nathan.
MARX,R. (1994) Le métier de Pierre Etaix. Henri Berger.
SIMON, J.P. (1979) Le filmique et le comique. Paris: Albatros.